Beaucoup de visiteurs patientent devant le Centre Pompidou. La rétrospective de Paul Klee est un événement. La dernière remonte à 50 ans. Les 230 pièces exposées, parmi les plus fragiles et compliquées à conserver, abordent toute la carrière selon l'angle de l'ironie à l'oeuvre. Il s'agit de montrer comment l'artiste s'est amusé à dénoncer avec ironie les normes admises par ses contemporains. L'art avait pour lui vocation à jouer avec la loi, il devait être "une faille dans le système". Cette exposition est sans doute idéale pour découvrir le travail d'un artiste en perpétuelle évolution dont on apprécie l'esprit libertaire et humaniste.
On dit que l'oeuvre du peintre suisse Paul Klee (1879 - 1940) se constitue de près de 10 000 pièces. C'est énorme !
L’artiste commence par le dessin d’illustration de petite taille ; il opte pour la satire et la caricature pour se démarquer du classicisme tout en confortant son sens critique et ses valeurs idéalistes. Il met souvent des bourgeois en scène dans des postures inconvenantes ou ridicules. Il s’essaye aussi au dessin de nu avec un goût particulier pour la déformation des corps (cf Les Inventions exposées en 1906 à Munich). Klee proclame très tôt son indépendance artistique et pratique la dérision. Il aime beaucoup le philosophe Voltaire et réalise une série d’illustrations en 1911 pour « Candide ».
"L'œuvre de Paul Klee est prolifique et il fallait trouver un prisme pour montrer cette œuvre si riche. J'ai choisi l'ironie à l'œuvre, l'ironie romantique. Mais on peut prendre aussi l'ironie dans son sens commun, comme une prise de distance. Paul Klee a été décrit par beaucoup de témoins comme quelqu'un qui contemple. Il a cette distance aussi envers lui-même"
Angela Lampe, commissaire de l'exposition
Klee découvre le Cubisme en 1910. Il est très réceptif au style, en témoigne une première série d’aquarelles. Mais il ne tarde pas à ironiser en se plaignant que ses figures manquent de vitalité. La division des figures cubistes manque donc à son goût de dynamisme. Malgré tout, il reste proche de Robert Delaunay qu’il rencontre à Paris en 1912.
A son retour d’un voyage en Tunisie en 1914, Paul Klee découvre la couleur et réalise Saint-Germain près de Tunis. Il écrira alors dans son journal : « La couleur me possède. Point n’est besoin de chercher à la saisir. Voilà le sens du moment heureux : la couleur et moi sommes un. Je suis peintre. » Les bandes blanches sur le côté de la peinture révèlent les traces verticales laissées par les élastiques qui tenaient la feuille. Assumer cette présence c’est une manière de mettre à jour le processus de création. Dans un mouvement autoréflexif, Klee questionne les limites de l’art et de la condition humaine. C’est le propre de l’ironie romantique de présenter l’art comme une construction de l’esprit incapable de rendre le monde de façon objective. Klee, dans le même esprit, aime bien découper ses compositions et réutiliser ses diverses parties indépendamment, soit pour en faire un nouveau tableau, soit pour créer un nouvel assemblage.
"La couleur me possède. Point n'est besoin de chercher à la saisir. Voilà le sens du moment heureux : la couleur et moi sommes un. Je suis peintre."
Klee accorde aussi beaucoup d’importance au titre des tableaux. C’est un aspect essentiel parce qu’il recherche une évocation symbolique. Toutefois, pas de portée symbolique non plus sans mouvement dynamique, tension, circulation d’énergie. L’emploi du signe est donc fondamental ; cercle, flèche, spirale, oeil, ligne, croix, lettre, chiffre. Ce sont des outils qui ne font sens que dans leur association et leur contexte. Au delà d’un aspect enfantin Klee porte très souvent un oeil critique sur le monde. Sur la toile Image tirée du boudoir, réside apparemment une vision toute subjective de l’appareil de mesure des réactions sexuelles féminines. Je ne l’aurais pas deviné…
Paul Klee s’est lancé dans la confection de marionnettes au début des années 20. A l’époque, il sympathise avec les dadaïstes et devient le papa d’un petit Félix qui adorait le théâtre de guignol. Les marionnettes de Klee sont conçues avec du plâtre, du tissu et de la peinture.
L'enseignement au Bauhaus
Paul Klee a enseigné au Bauhaus, l’école fondée par Walter Gropius. Tout comme son ami Vassily Kandinsky qui effectue aussi des recherches sur la couleur, la symbolique, le rapport de la peinture et de la musique, l’abstraction. Au fil de son enseignement, Paul Klee continue ses expérimentations et cherche un équilibre entre ses intuitions et les dogmes constructivistes en vogue. Klee craint toute forme de rigidité. Lorsqu’il prend le motif de la grille (construction en quadrillage), il l’adapte à sa manière et parle plutôt de composition « polyphonique ». Son voyage en Egypte en 1928 l’aide à concevoir l’une des oeuvres les plus marquantes : Chemin principal et chemins secondaires (1929). De part et d’autre d’une ligne régulière d’inspiration constructiviste, des strates irrégulières évoluent à des rythmes différents. Une manière de montrer que la subjectivité prend ici le pas sur la rationalité. Le tableau est vibrant, organique, musical. Saviez-vous que Klee pratiquait le violon au quotidien ? Dans son journal, en 1918, il évoquait déjà le concept de polyphonie : « La peinture polyphonique est en ce sens supérieure à la musique, que le temporel y est davantage spatial. La notion de simultanéité s’y révèle plus riche encore.«
Architecture picturale en rouge, jaune et bleu , ce tableau est une référence directe et ironique au courant rationaliste du Bauhaus représenté par Theo Van Doesburg qui prône l'utilisation des seules couleurs primaires (jaune, rouge et bleu).
A l’aube des années 30, Paul Klee amorce une nouvelle transition, marquée par le tableau Au dessus et au-delà (1931). La figure tente de s’échapper quelque part tout en tenant en équilibre sur une structure brinquebalante. Le signe d’un désir d’indépendance ? Du côté du Bauhaus, on regarde Klee d’un mauvais oeil. On l’accuse de prôner un art individualiste. Le peintre répond aux critiques des constructivistes dans un tableau qui parodie les compositions de Malevitch exposées à la pulvérisation d’une tâche noire.
Ça sent le roussis. Mais Klee reste encore quelque temps au Bauhaus. Cela ne l’empêche pas de poursuivre ses expérimentations. Les toiles suivantes témoignent de l’influence de ses séjours en Egypte et d’un attrait pour les cultures « primitives ».
On peut aussi remarquer chez Klee une attention toute particulière à la matière ; des lignes sont parfois grattées avec le manche du pinceau, la peinture peut aussi se déposer sur un enduis préalable où le dessin a été incisé, et se concentrer dans les sillons. Klee à ce sujet : « De même que l’homme, le tableau a lui aussi un squelette, des muscles et une peau. On peut parler d’une anatomie particulière du tableau. »
Klee n’échappe pas à l’influence de Picasso. Les deux artistes se rencontrent dans l’atelier parisien de Picasso en 1933 puis en 1937 à Berne mais la relation reste distante en dépit d’une admiration réciproque. Klee fait même de cette influence consciente le sujet d’un tableau remarquable, sur fond de baiser et de fécondation, clairement appelé « Influence ».
Archange est un tableau significatif de l’évolution esthétique de Klee à la fin de sa vie. Le trait s’épaissit, la composition tend vers l’épure, la référence aux signes mystérieux se fait plus soutenue (ici la calligraphie islamique témoigne de l’influence de l’Orient).
Rayé de la liste
Hitler arrive au pouvoir en Allemagne en 1933. Klee est voué à l’exil en Suisse. Victime d’une maladie rare (sclérodermie) en 1935, il ne se porte pas bien mais il continue à produire beaucoup (plus de 200 dessins en 1933) et ne perd pas son humour ni son sens de l’ironie. Il veut illustrer la révolution nationale-socialiste avant de s’exiler. Des dessins témoignent de la violente angoisse qui s’abat sur le pays. En contrepoint, la forme est enfantine et ludique. La source de la peur se lit dans la forme des corps, le trait se raidit aussi à cause de sa maladie. Rayé de la liste est un tableau frontal qui dit avec force la démesure de la propagande nazie. L’artiste est violemment attaqué par les autorités ; il est destitué de sa chaire de professeur à l’Académie de Düsseldorf et une centaine de tableaux sont retirés des collections publiques, détruits ou vendus. Le Bauhaus (qu’il avait fini par quitter deux ans plus tôt) a été dissolu par Göring en 1933, il a été qualifié par les nazis d’officine du bolchevisme culturel.
En 1939, Paul Klee ne cesse d’exprimer son malaise sur le papier, créant ainsi plus de 1200 oeuvres. Tel un journal intime, tous ses dessins témoignent de l’indicible terreur qui se prépare.
Paul Klee est exilé en Suisse, il suit l’horreur de loin. Elle est néanmoins au coeur de ses préoccupations. Au vu de cette petite moustache caractéristique, est-ce Hitler qui se trouve au centre du tableau Insula Dulcamara ? Et ce titre « île douce-amère » ne serait-ce pas un clin d’oeil à la Suisse ?
Dans les dernières années de sa vie, la détresse gagne beaucoup de terrain et imprégne fortement ses toiles. Il y a la détresse de l’humanité et la détresse intime.
La figure de l’ange accompagne Paul Klee dans ses dernières heures de créativité. Le peintre rejoindra ses anges le 29 juin 1940 après avoir beaucoup lutté contre la maladie. Paul Klee est un magnifique faiseur de fables poétiques dont l’humour cache une tendre mélancolie. Le romantisme de son oeuvre réside dans son caractère organique et symbolique. Paul Klee a tissé un lien entre le monde fini et son fondement infini ; le signe y détient un puissant pouvoir d’évocation et se fait l’instrument d’une vision métaphysique du monde et de l’art. J’emprunte les mots d’Henri Michaud pour conclure ce moment passé avec Klee : « Pour entrer dans ses tableaux… il suffit d’être l’élu, d’avoir gardé la conscience de vivre dans un monde d’énigmes, auquel c’est en énigmes aussi qu’il convient le mieux de répondre. »
« L’art ne reproduit pas le visible ; il rend visible. Et le domaine graphique, de par sa nature même, pousse à bon droit aisément à l’abstraction. Le merveilleux et le schématisme propres à l’imaginaire s’y trouvent donnés d’avance, et dans le même temps, s’y expriment avec une grande précision. Plus pur est le travail graphique, c’est à dire plus d’importance est donnée aux assises formelles d’une représentation graphique, et plus s’amoindrit l’appareil propre à la représentation réaliste des apparences. »
Extrait du « Crédo du Créateur » publié par Klee en 1920 à Berlin
4 réflexions sur “L’ironie acide de PAUL KLEE”
Fredrich
Merci pour cette belle présentation d’un artiste que je connaissais mal mais grâce à vous beaucoup mieux et qui donne envie d’en savoir plus encore !
Merci pour cette belle présentation d’un artiste que je connaissais mal mais grâce à vous beaucoup mieux et qui donne envie d’en savoir plus encore !
Très bel article ! Je crois que je vais braver la queue pour aller voir cette expo !!!
Dommage que je ne sois pas à Paris, merci pour ce joli voyage!
Fabuleux j’ai découvert un artiste et tellement complet passionnant.