Cy Twombly est reconnu comme l’un des plus grands peintres américains de la seconde moitié du XXe siècle. Pourtant, il reste en marge. Auteur d'une oeuvre de grande envergure mais parfois mal comprise, le jeune peintre de Lexington s’est rapidement affranchi de ses pairs en déconstruisant l'expressionnisme abstrait américain dominé par des peintres comme Jackson Pollock et Mark Rothko.
Griffonnages
Enfilades de griffonnages, dégoulinades de peinture industrielle, flaques de peinture granuleuse, empâtée, griffée ; lignes nerveuses, rompues, dictées par une impulsivité libérée ; l’oeuvre de Cy Twombly donne forte impression. La peinture s’accorde au bâton de cire, à la mine de plomb, au crayon de couleur et donne le pouls du peintre. L’oeuvre résonne surtout dans un registre émotionnel ; elle renvoie peut-être à nos propres spasmes intérieurs. Elle n’appelle pas spécialement à déceler un sens immédiat, elle se vit. Pourtant Twombly fait aussi de sa peinture un discours, un discours sur l’histoire. Nous verrons plus loin que la mythologie est très présente dans son travail. Le Centre Pompidou nous propose une rétrospective chronologique de 140 tableaux, parfaitement agencés sur les hauteurs du Centre, dans la Galerie 1.
La première salle expose deux grandes toiles, non titrées, qui indiquent l’ébauche d’un style. Cy Twombly a fréquenté le Black Mountain College, une université expérimentale, une sorte d’équivalent du Bauhaus en Allemagne. Cy Twombly y côtoie l’avant-garde américaine, se lie d’amitié avec Robert Rauschenberg avec qui il voyage en Europe et en Afrique du Nord à l’âge de 24 ans. A son retour, il commence à travailler ses premiers tableaux ; une série se compose de grandes toiles avec peinture industrielle blanche et écriture à la mine de plomb. L’ensemble est très minimaliste et quelque peu austère. Leo Castelli refuse de les exposer dans sa galerie de New York. Pourtant c’est aujourd’hui l’une des séries les plus appréciées.
Cy Twombly se marie à New York en 1959 avec Luisa Tatiana Forchetti et s’installe à Rome. Il utilise désormais la peinture à l’huile en tube et produit de nouveaux effets de matière. Il introduit aussi la couleur. Empire of Flora donne une idée de ce glissement stylistique. Certains y voient un déploiement nouveau de sensualité. Twombly se réfère ici directement à Nicolas Poussin et son allégorie de la métamorphose et du désir.
Deux autres tableaux sont des clins d’oeil à des écoles esthétiques : The School of Athens est un hommage à la renaissance et au peintre Raphael. The School of Fontainebleau fait référence à un courant décoratif du 16e siècle mené par deux artistes italiens, Rosso Florentino et Francesco Primaticcio. Ces deux artistes avaient été choisis pour décorer le château de Fontainebleau qui se trouve à une heure de Paris.
Peinture éclairée
Cy Twombly est aussi un grand lecteur. Il lit Goethe, Virgile, Homère, Hérodote, Horace, Rilke, Ovide, Sappho, autant de voyages littéraires en mesure de rejaillir à la surface du tableau. Son intérêt manifeste pour la civilisation gréco-romaine l’amène à revisiter les mythes anciens. Il s’intéresse de près à Achilles, le héros de la guerre de Troie. Cela donnera le tableau Achilles Mourning the Death of Patroclus.
Sur la tableau Achilles Mourning the Death of Patroclus, une tâche rouge sang éclate nerveusement en haut de la toile, elle exprime la souffrance et la mort, celle de Patrocle. Sur le tableau Vengeance of Achilles, un afflux de sang se forme sur le haut de la toile, comme un violent sentiment de colère qui monte à la tête.
Un peu plus loin s’expose le triptyque Ilium, acquis par le français François Pinault. Cy Twombly ne faiblit pas dans l’ampleur qu’il donne à sa peinture. Le travail suivant comprend neuf toiles. Sur un fond gris, des jets de couleurs barbouillées, empâtées, comme des amas de chair meurtrie. Ce cycle baptisé Nine Discourses on Commodus se réfère à un empereur romain particulièrement cruel, Commode. Chaque tableau est censé évoquer un état psychologique du tyran sanguinaire. A l’époque, la critique new yorkaise ne comprend pas ce travail qui va à contre-courant du minimalisme de l’époque.
Certains disent que l’assassinat de John Kennedy peu de temps avant la production de cette série a a pu influencer le travail du peintre. Quoiqu’il en soit, c’est certainement en écho à l’accueil distant du public que le cycle suivant de Twombly renoue avec le minimalisme. Blanc et noir se disputent la palette pour mettre en scène des motifs répétitifs dessinés au bâton de cire. Ainsi en va-t-il de ces trois installations de 1968, exposées en Italie ainsi qu’à New York chez Leo Castelli. Twombly s’inscrit à nouveau dans la tendance du moment, le minimalisme.
La série suivante est plutôt vibrante, mélange d’écritures, gribouillages et signes, sur le thème du masculin et féminin.
Les cycles monumentaux de Cy Twombly
A cette étape de l’exposition, je suis gagnée par la contemplation. Je reste un long moment devant le travail inspiré de la lecture de l’Iliade et l’Odyssée du poète Homère. Fifty Days at Iliam, réalisé en 1977, me semble être le plus beau cycle de tableaux. Il se compose de dix grandes toiles sur lesquelles s’inscrit l’histoire de la guerre de Troie, portée par son vaillant héros grec Achille. Avec poésie, Cy Twombly évoque les exploits d’Achille, Patroclus et Hector et restitue la brutalité de la guerre avec un jeu de formes et de forces vives.
Autre cycle de tableaux, autre histoire. Pour la série Coronation of Sesostris, Cy Twombly s’empare de l’histoire de l’Egypte ancienne et dépeint le déplacement quotidien du roi égyptien Râ dans le ciel à bord d’une barque solaire ; une progression qui va de couleurs solaires lumineuses au noir nocturne. Twombly fait également référence par quelques inscriptions à Sesostris 1er, roi légendaire d’Egypte, et aux poètes Sappho et Alcman. Une peinture éveillée sans en avoir l’air, c’est cela Cy Twombly.
Dans les environs, j’ai aussi été captivée un bon moment par quatre immenses toiles, un cycle réalisé en 1995 sur le thème des quatre saisons. Les couleurs glissent sur la toile, impriment leur mouvement spontané, se superposent dans un jeu de transparence ; les écritures lévitent, fines et légères, en premier plan ou sous la couleur, créant un abîme temporel où le passé transparait derrière le présent. Une fois nos yeux proches du tableau, c’est un bonheur si l’on aime se perdre dans les détails et les petites références discrètes apportées par l’artiste.
Sculptures
Nous arrivons ensuite dans une vaste salle dont l’immense baie vitrée nous permet de contempler Paris. L’oeuvre de Cy Twombly occupe parfaitement l’espace. Au centre se trouvent ses sculptures qui répondent à un concept singulier. Il s’agit pour la plupart d’objets qu’il a trouvés puis assemblés. Les objets se collent les uns aux autres, recouverts de plâtre ; un effet d’archaïsme pour un semblant d’éternité ?
Géantes de couleur
Le parcours nous propose ensuite un autre univers, celui qui correspond à la fin de la vie de Cy Twombly. Le peintre est âgé, malade, mais il continue de peindre. Primauté donnée à la couleur, au rendu mat de l’acrylique et à l’explosion des grands formats. La peinture dégouline, comme pour figer la trace du temps qui s’écoule. L’onirisme est ici philosophique.
L’exposition se termine sur cet éclat strident des couleurs de Camino Real ; un reflet des ultimes forces vitales du peintre. La monumentale toile Blooming restera d’ailleurs inachevée.
Sans attache au moindre dogme, Cy Twombly crée la perplexité. Son oeuvre rencontre bien entendu les problématiques qui se posent dans l’esthétisme du XXe siècle : le primitivisme, la psychanalyse, la fonction du signe et de l’écriture, les références antiques. En présentant sa première exposition à Paris en 1961, Pierre Restany, critique d’art contemporain, écrit de Twombly : « Son graphisme est poésie, reportage, geste furtif, défoulement sexuel, écriture automatique, affirmation de soi, et refus aussi… il n’y a ni syntaxe ni logique, mais un frémissement de l’être, un murmure qui va jusqu’au fond des choses. » A mesure que l’on évolue dans le parcours d’exposition, on remarque que le gribouillage nerveux s’efface au profit de l’amplitude du geste. La peinture liquide s’empare de la toile sous l’effet de la gravité ; les couleurs se font plus intenses et les motifs évoluent (roses et pivoines). Des vers affleurent discrètement, ceux de Rainer Maria Rilke, Emily Dickinson, T.S. Eliott. Twombly redonne en quelque sorte au matériau son existence propre. Il y a un lâcher prise, une acceptation de l’aléatoire qui est vraiment appréciable.
Exposition Cy Twombly, 30 novembre 2016 – 24 avril 2017 Centre Pompidou, Galerie 1, Paris