Louis Janmot est un peintre lyonnais du XIXe siècle dont le travail est précieusement conservé dans l’enceinte des Beaux-Arts de Lyon. Il est l'auteur du Poème de l'âme, une oeuvre impressionnante et ambitieuse révélée à Paris grâce au Musée d’Orsay. Le peintre-poète nous partage sa quête philosophique et spirituelle.
Louis Janmot est un peintre et poète singulier, assez peu connu, qui fut porté par l’envie de nous raconter l’épopée d’une âme sur la terre. L’artiste s’y engage corps et âme pendant quarante cinq ans, de 1835 à 1881.
L’âme prend la forme d’un petit garçon qui va devenir adulte au fil des tableaux et éprouver les joies et les drames de l’existence ; il connaîtra le désespoir, le doute, la fuite dans les plaisirs du corps avant de trouver la voie de la rédemption.
Pour créer plus d’impact Louis Janmot associe la peinture et la poésie. Ecrire lui était aussi naturel que peindre. Construite en deux parties, son oeuvre monumentale comprend 18 tableaux et 16 dessins accompagnés de 34 poèmes. Il n’y a pas de travail équivalent dans la France du XIXe siècle, il peut en revanche évoquer les ambitions de William Blake.
Le pan littéraire du Poème est indispensable, il approfondit la teneur des tableaux. Il se compose de dialogues, de narration omnisciente, de descriptions, etc. Cette alternance de modes d’expression donne un texte extrêmement riche. Fait notable, ce texte modère systématiquement la naïveté de certaines peintures du premier cycle en nous ramenant toujours au tragique de l’existence.
On peut s’autoriser à penser que le chemin initiatique et spirituel de Louis Janmot se construit en résonance avec une jeunesse tourmentée. Le jeune peintre évolue dans une famille de fervents catholiques durement frappée par le deuil. Louis reste profondément marqué par la mort de son frère en 1823 puis de sa soeur en 1829. Il n’avait que 9 ans ; les tourments de la perte l’ont assailli et la mort est toujours restée très présente. En 1838, il perd cette fois sa mère. Il n’a que 24 ans. C’est une rupture douloureuse qui imprègne l’oeuvre en cours.
Lorsqu’il se forme au College Royal de Lyon, le jeune Louis s’attache tout particulièrement au professeur de philosophie l’abbé Noirot ; ensuite il entre aux Beaux Arts et en sort distingué «Laurier d’Or», puis il s’installe à Paris pour suivre les cours d’Auguste Dominique Ingres. C’est une rencontre capitale ; Louis Janmot reste attaché à son maître toute sa vie.
Lorsqu’il revient vivre à Lyon, Louis Janmot choisit de travailler sur des grands formats et d’évoquer des scènes d’inspiration chrétienne, il a notamment beaucoup de commandes pour décorer les Eglises. Ce n’est que plus tard qu’il élargit ses sujets, notamment avec le portrait et le paysage.
Le Poème de l’âme est exposé en partie à l’Exposition universelle de 1855 ; il ne rencontre pas le succès espéré mais il convainc tout au moins Charles Baudelaire, Théophile Gautier, Eugène Delacroix et Odilon Redon.
Le paradoxe Janmot
Cet autoportrait est le premier tableau connu du peintre. Il a alors 18 ans et suit la formation des Beaux Arts de Lyon. Il manifeste déjà d’une audace esthétique et d’une certaine modernité.
Regard intense, il affiche ses ambitions d’artiste avec sensualité.
Ce tableau, à l’instar de Fleur des Champs, évoque une esthétique profane qui rompt avec l’esprit du catholicisme traditionnel. Pourtant Louis Janmot revendique sa foi catholique. Ce n’est pas un défenseur de la république et il s’oppose fermement à l’enseignement laïc obligatoire.
Pendant que les impressionnistes organisent leurs premiers salons, Louis Janmot travaille sur le poème de l’âme, encore très imprégné de morale chrétienne avec toutefois quelques éclaircies mystiques sur les questions du vice, du doute et de la mort. Tout comme son ami Delacroix, Janmot aspire au doute et à l’exploration du monde intérieur. Par l’originalité de certaines compositions, Janmot préfigure d’une certaine manière le surréalisme. Certains critiques le considèrent comme un spiritualiste romantique.
Etudes préparatoires
A la vue des dessins préparatoires dans la première salle de l’exposition, je suis saisie d’admiration par la grande maîtrise technique héritée d’Ingres. On devine l’amour de la ligne et la quête de la proportion idéale, on admire le trait net et assuré, la grande délicatesse ; c’est vraiment remarquable. Ingres toujours en recherche de perfection disait : « Dessiner, dessiner encore. »
Un grand dessin se destine à une peinture murale dans la maison familiale de Bagneux. Le peintre se représente lui-même à gauche en train de dessiner sa femme Léonie entourée des enfants, lesquels deviendront les modèles des personnages du Poème de l’âme.
A l’arrière-plan on distingue un ange emportant un petit enfant vers le ciel, il s’agit d’Henry, le premier fils de la fratrie mort prématurément.
Premier cycle, le plein soleil
La première partie comprend 18 tableaux, de la peinture à l’huile sur des toiles grand format. Les climats sont pastoraux et plutôt maniérés ; ils ravivent parfois la mémoire des peintres de la Renaissance Italienne (Raphaël, Boticelli).
L’histoire débute avec Génération Divine qui met en scène la naissance de l’âme. A la pointe haute d’une composition en triangle : les visages du Créateur, du Christ et de l’Esprit Saint ; c’est au coeur de cette trinité que naît l’âme du héros. Puis la temporalité humaine, représentée à la base du triangle, inscrit le destin de cette âme entre un passé en partie dissimulé (en partie oublié), un présent bien ouvert et un futur encore inconnu. L’image du ruban suggère l’histoire d’un destin en train de s’écrire.
Salut, nouveau venu,
qu’élève au rang de l’être
Le triple don d’aimer,
de vouloir, de connaître !
Que votre voix se joigne
aux célestes concerts ;
Elle manquait pour Dieu
dans l’immense univers !
Génération divine, I, Le Poème de l’âme, huile sur toile, 113 x 143 cm, Louis Janmot, 1844-45.
Texte extrait du Poème de l’âme, I.
Le passage des âmes, II
Au centre du tableau l’ange gardien est en voyage pour déposer cette nouvelle âme sur la terre. De nombreux autres anges sont du voyage.
Louis Janmot évoque aussi le trajet inverse. Certaines âmes patientent sur la droite du tableau, ils sembleraient qu’elles soient en attente d’être jugées.
La dualité entre le bien et le mal frappe d’emblée. La pureté colorielle des anges contraste avec les sept péchés capitaux ainsi qu’avec Prométhée, enchaîné à son rocher, dévoré par un vautour.
Autant de signes qui délivrent un message très clair : la vie sur terre éprouve durement l’âme.
Esprit du mal,
mystère où nul n’a vu le jour,
Que vous a donc fait l’homme ?
Il lui suffit de naître;
Vous êtes son tourment,
son partage peut-être,
Son ennemi toujours.
L’ange poursuit encore,
et la sombre atmosphère
S’emplit d’un bruit croissant
de plaintives clameurs.
C’est le globe maudit,
c’est le séjour des pleurs.
L’ange a touché la terre.
Le passage des âmes, II, Poème de l’âme, Louis Janmot, huile sur toile, 1838-1845. Texte extrait du Poème de l’âme, II.
L'ange et la mère, III
L’âme connaît des premiers jours heureux sur terre sous la protection inconditionnelle de l’amour maternel. La mère berce l’enfant tandis que l’ange, un peu moins serein, prie le ciel pour le devenir de cette jeune âme.
Pitié pour lui, Seigneur,
et pour ce cœur de mère
Plein d’un amour si saint,
et si fort et si doux !
Cet amour n’est-il pas
lui-même une prière,
La plus éloquente pour vous ?
Mais votre juste main
a pesé la mesure
Des douleurs qu’ici-bas
tout homme doit porter ;
Pour accomplir la loi
de sa noble nature.
Il faut souffrir pour mériter.
L’ange et la mère, III, Poème de l’âme, huile sur toile, Louis Janmot, 1836-1847. Texte extrait du Poème de l’âme, III.
Le Printemps, IV
Le petit garçon a désormais 4 ans. Comme au théâtre, le décor change et les personnages évoluent. Le Printemps est le titre de ce tableau parce qu’il symbolise la gestation, la croissance et l’infini des possibles.
L’enfant a rencontré son âme soeur, toute vêtue de blanc qui, telle une petite Eve dans le jardin d’Eden, l’invite à la suivre pour explorer les sentiers plus hauts sur la colline. Comme lui elle ressent un émerveillement sensoriel permanent devant la beauté du monde. Comme lui elle est en quête de pureté et d’harmonie.
Souvenir du ciel, V
Et, d’un vol qui s’accroît
au gré de son désir,
Il monte vers le ciel…
mais, hélas ! même en rêve,
Le bonheur s’entrevoit
et jamais ne s’achève ;
Des êtres lumineux
la vision s’enfuit,
Et l’enfant reste seul
dans la profonde nuit.
Souvenir du ciel, V, Poème de l’âme, Louis Janmot, huile sur toile, 1835-1847. Texte extrait du Poème de l’âme, V.
Le toit paternel, VI
Le tableau transporte les deux enfants dans la maison paternelle. La mise en scène ravive notre propre nostalgie vis à vis de l’enfance perdue. Alors que les deux enfants sont rentrés se mettre à l’abri de l’orage ils observent la tempête depuis la fenêtre. De là ils peuvent d’autant mieux apprécier l’apaisement procuré par le cocon familial face aux dangers du dehors.
La nostalgie revient lorsque le poète évoque le décès de sa mère.
« Heureux qui peut revoir sous le toit de son père La place encore intacte où reposait sa mère, Quand ses regards éteints et sa mourante voix S’adressèrent à lui pour la dernière fois ! »
Le grand chêne gémit
en secouant la tête ;
Comme un cheval rétif
sous l’éperon cabré,
Il se débat en vain
aux coups de la tempête
Qui le courbe à son gré.
— Ami, rapprochons-nous
de la lampe qui brille.
Autour d’elle déjà
s’assemble la famille ;
Et grand’mère,
qui lit la Bible chaque soir,
Nous fait, pour écouter,
signe de nous asseoir. —
Le toit paternel, VI, Poème de l’âme, Louis Janmot, huile sur toile, 1848-49. Texte extrait du Poème de l’âme, VI.
Louis Janmot incarne les contradictions du XIXe siècle. A l'aube d'un monde nouveau, la France est agitée par des révolutions et des contre-révolutions politiques, idéologiques, spirituelles.
Le mauvais sentier, VII, et Cauchemar, VIII
Louis Janmot est catholique et traditionaliste, il ne croit pas en la théorie de l’évolution des espèces de Darwin, il s’oppose aussi à l’éducation laïque. Son oeuvre est traversée par ses préoccupations politiques. Certains tableaux sont polémiques, comme Le mauvais sentier, VII, qui met en scène les mauvais maîtres le long d’un escalier interminable, alpaguant les enfants pour les intégrer à l’école laïque. Ces derniers se sentent ici perdus et oppressés après avoir vécu des moments de pure exaltation dans une nature idyllique ; ils finiront par être happés par la gardienne des lieux. Dans la scène suivante, la fille semble avoir été hypnotisée alors que le garçon s’apprête à chuter.
Enfants, c’est bien, entrez,
ces murs sont ma demeure,
Où je tiens à la fois caserne
et garnison.
Défense d’en sortir avant d’atteindre l’heure
Où savamment guéri
de toute illusion :
D’idéal et de foi qui séduit
et qui leurre,
Nul ne croit plus à rien
qu’à sa propre raison.
Le mauvais sentier, VII, Poème de l’âme, huile sur toile, Louis Janmot, 1850. Texte extrait du Poème de l’âme VII
Le mauvais sentier et Cauchemar, surréalistes à souhait, contrastent avec la candeur des scènes pastorales. Le paysage a un rôle fort dans l’oeuvre de Janmot ; tour à tour édénique et luxuriant, désolé, blessé, tourmenté, il est à l’image de l’état d’âme du personnage.
Maîtres du Bien, du Beau,
saints, héros ou poètes,
Ne pouvons-nous
vous rencontrer ailleurs !
Que vous seriez féconds,
si vos froids interprètes
Oubliaient moins
de parler à nos cœurs,
Si nous n’étions si loin des champs, de la lumière,
Du ciel, enfin, qui vous sut inspirer ;
Cauchemar, VIII, Poème de l’âme, huile sur toile, Louis Janmot, 1849-1850. Texte extrait du Poème de l’âme, VIII
Les dangers de l'inconscient
Le rêve est très présent dans le Poème de l’âme. Il est mystique dans l’Echelle d’Or, charnel dans Rêve de Feu, tourmenté dans Cauchemars. Peut-être sous l’influence de certains artistes ou auteurs, Janmot explore les tourments psychiques ; ce que l’on nommera plus tard l’inconscient.
Odilon Redon côtoie Janmot à Paris alors qu’il travaille sur un recueil lithographiques de dix dessins au fusain explorant un monde fantastique, précisément titré « Dans le rêve ».
Le grain de blé, IX
Le décor s’illumine et s’apaise en présence de l’abbé Noirot, l’ancien professeur de philosophie du College Royal de Lyon. Le grain de blé tenu par l’abbé est une invitation à percevoir Dieu dans la nature.
« Voyez ce grain de blé qui, malgré les orages Ou l’hiver qui sévit, Faible et fort à la fois, a traversé les âges Vivant où l’homme vit. »
Louis Janmot recherche un accord entre la science et la foi. Dans le poème, le grain de blé devient une allégorie de la semence mise dans nos coeurs par Dieu. Il ne suffit pas de compter sur ce que nous donne la nature, il nous faut aussi durement travailler pour cultiver notre inclination vers le bien, le beau, le vrai. Dans le coeur de l’homme : « la vérité ne peut y croître sans culture ». Tout comme il faut protéger le grain de blé de ses « ennemis » (ronces, orties, ivraie) pour qu’il puisse devenir ce qu’il doit être c’est à dire un épi.
« Que le champ du travail soit notre âme ou la terre, Froment ou vérité, Le sol le plus ingrat a toujours un salaire, Pour qui l’a mérité. »
Première Communion, X
La cérémonie a lieu dans la cathédrale Saint Jean de Lyon. Janmot la dépeint comme un profond recueillement. Au fond du tableau à gauche, une mère et son enfant sont en surplomb et éclairés par une lumière colorée émanant d’un vitrail. Il s’agirait d’une référence à la mère de l’artiste, toujours très présente dans l’oeuvre.
Virginitas, XI
Réunies dans leur soif de pureté et de foi autour d’une fleur de lys, les deux âmes cherchent à maîtriser de leur main l’animal symbolisant le désir charnel en mesure de troubler l’âme et l’esprit. Un clin d’oeil au concept d’androgynie se manifeste ici par l’inversion de la symbolique masculin/féminin : la colombe pour le jeune garçon, la panthère pour la jeune fille.
Ce que moi, simple lis des champs,
Je vous dis, âmes innocentes :
Heureux, heureux est le cœur pur !
L’invisible à lui se révèle ;
Comme en un lac, miroir fidèle,
Descend le ciel sombre ou d’azur
L’amour le sauve de la crainte,
Et la foudre aura beau gronder,
Du maître qui sait la guider
En elle il ne voit que l’empreinte.
Virginitas, XI, Poème de l’âme, Louis Janmot, 1849-52. Texte extrait du Poème de l’âme XI
L'Echelle d'Or, XII
Ce tableau est une belle composition assortie de vers mémorables. Les deux héros assoupis font un rêve étrange et très spirituel : neuf anges vont et viennent dans un escalier reliant les univers terrestre et céleste. C’est une allégorie des arts et des disciplines qui élèvent l’âme : il y a la Poésie, la Peinture, la Musique, la Philosophie, l’Astronomie, l’Architecture, la Science, la Théologie et la Sainteté. La Poésie s’exprime en premier : « C’est l’idéal, c’est Dieu que, rêveuse et troublée, Je cherche sans repos, depuis ce jour lointain. »
Lumière par son âme,
par la matière,
Vers la terre ou le ciel incliné
tour à tour,
L’homme marche à sa fin immortelle et dernière
Dans l’espace et le temps
attardé pour un jour.
Infini dans ses vœux,
mais borné dans sa course,
Il poursuit un bonheur
qui fuit à chaque pas :
Cherchant alors plus haut
et son but et sa source,
Il comprend que tous deux
ne sont point ici-bas.
Douleur, est-ce là votre cause ?
N’êtes-vous que le bien absent,
Semblable à l’ombre qui descend
Sur la moitié de toute chose ?
Philosophie
L’échelle d’or, XII, Poème de l’âme, Louis Janmot, 1851. Texte extrait du Poème de l’âme XII.
Rayons de soleil, XIII
L’atmosphère est joyeuse dans cette ronde légère aux couleurs de l’automne. Voici un tableau qui célèbre le bonheur de l’instant, la danse, le chant ; c’est comme s’enivrer des derniers rayons du soleil avant le retour de la nuit. Les trois femmes aux cheveux d’or évoquent les trois grâces : Beauté, Vertu et Fidélité. A droite, une femme aux cheveux noirs apparaît en constraste : elle est la tentatrice que le jeune homme s’efforce de ne pas regarder.
Dansez, dansez, troupe rieuse,
Avant que de ses rudes mains
La douleur ne touche et ne creuse
Vos fronts aujourd’hui si sereins ;
Avant que de ses doigts moroses,
L’hiver n’ait desséché les roses,
Le gazon de vos pieds foulé ;
Avant que les bois sans feuillage,
Aient vu remplacer leur ombrage
Par un jour triste et désolé.
Rayons de soleil, XIII, Poème de l’âme, Louis Janmot, 1854. Texte extrait du Poème de l’âme XIII.
"Il apparaît pourtant :
de ses mains la nature
Reçut pour vêtement
le don de la beauté,
Qui, sur les traits humains,
s'illumine et s'épure,
Du rayon plus divin par l'âme reflété."
Extrait du Poème de l'âme, XII, Peinture
Sur la montagne, XIV
Le jeune homme invite sa bien aimée à le suivre dans l’ascension d’une montagne. C’est une allégorie de l’élévation spirituelle. Ce type de mise en scène s’inspire de l’illuminisme qui est en vogue dans la poésie du XIXe siècle.
Atteignons le sommet
de la montagne ardue,
Où nos regards pourront
sur l’immense étendue
Planer en liberté ;
Quel bonheur d’aspirer l’air pur dans sa poitrine,
De se sentir le point le plus haut
qui domine
L’espace illimité ;
Sur la montagne, XIV, Poème de l’âme, Louis Janmot, 1851. Texte extrait du Poème de l’âme XIV
« L’Idéal qui, partout où
croissent les épines
Des terrestres douleurs,
Sait jeter des vertus la semence divine
Qui mûrit dans les pleurs. »
Extrait du Poème de l'âme, XVI, Le vol de l'âme
Un soir, XV
Une fois au sommet, le couple contemple la tombée du jour et se fond harmonieusement dans les éléments ; peut-être une façon de signifier encore une fois que Dieu se trouve partout dans la nature. Ce n’est pas la première fois que Janmot partage une vision panthéiste.
Il y a aussi de la mélancolie dans le regard ; le poème en éclaire le sens en parlant de l’âme comme d’une éternelle insatisfaite du plaisir terrestre. L’âme aspire à l’infini, à l’absolu, telle est son essence.
Aviez-vous espéré
de ce jour qui s’efface
Quelque chose de plus ?
À de plus hauts sommets
songeriez-vous encore !
Quand le soleil voisin
de sa couche de feu
Jette un dernier regard
sur vos fronts qu’il colore
De son baiser d’adieu ;
Un soir, XV, Poème de l’âme, Louis Janmot. Texte extrait du Poème de l’âme XV
Le vol de l'âme, XVI
Nous arrivons au terme du premier cycle. Cette fois c’est la jeune femme qui guide le héros dans les airs vers l’inconnu. Bouleversé par son désir d’infini, le jeune homme semble émerveillé au point de poser sa main sur son coeur pour contenir ses émotions.
« O transports inconnus d’un bonheur qui m’inonde, Que je n’osais rêver, Etes-vous précurseurs de ce merveilleux monde, Que nous devons trouver? »
Le bonheur se double quasi instantanément d’un sentiment de crainte qui annonce peut-être le pire. Le basculement. L’épreuve.
« Je tressaille de joie, et pourtant il me semble Sentir un vague effroi : Pour la première fois en vous parlant je tremble, Et j’ignore pourquoi. »
L'idéal, XVII
C’est un final épique et mystique : la jeune femme écarte de la main le rideau de nuages qui les sépare du monde céleste, elle va bientôt disparaître. C’est la fin de l’aventure à deux. Elle traverse l’épreuve ultime tandis que le héros éprouve la perte de son âme soeur.
« Mais du charme secret qui le trouble et l’attire Il ignore le sens, Si l’épreuve ne vient qui soulève et déchire Le voile de vos sens. »
Réalité, XVIII
Il serait doux de suivre,
insouciant, en paix,
Le long des prés fleuris,
sous les ombrages frais,
Le sentier de nos destinées,
De ne croire qu’au bien, aux printemps sans hivers,
A ce monde idéal que l’on voit à travers
Le prisme des jeunes années ;
Mais là n’est point la vie,
et vivre c’est sentir
Les regrets du passé,
l’horreur de l’avenir,
Le présent chaque jour plus rude ;
De la réalité c’est voir avec effroi,
Comme un âpre désert, grandir autour de soi
La morne et froide solitude.
Réalité, XVIII, Le Poème de l’âme, Louis Janmot. Texte extrait du Poème de l’âme XVIII
L'archétype féminin
Avec Louis Janmot, la figure féminine échappe au temps. Ses filles et sa femme ont toujours été ses modèles à partir desquelles il travaillait les figures en fonction de ce qu’il recherchait. Dans la droite lignée d’Ingres, il s’est aussi inspiré de la grâce de la Renaissance, en particulier Botticelli.
La figure de la Vierge revient souvent chez Janmot mais le XIXe siècle lui voue un véritable culte. Janmot puise sa source chez Dante et la tradition médiévale florentine autant appréciée des romantiques que des catholiques ; faut-il préciser que l’âme soeur disparue dans le Poème de l’âme se prénomme Béatrix? Une référence à Béatrice, l’âme soeur absente de la Divine Comédie.
Second cycle, le romantisme noir
Le second cycle est réalisé sur des formats équivalents aux premiers tableaux, cette fois sur du papier avec du fusain et des rehauts colorés. Le choix du fusain n’est pas anodin, il révèle une volonté d’obscurcir les climats. Tous ces dessins d’une remarquable virtuosité furent exposés lors des Salons de 1861 et 1868. Le recours à ce nouveau médium est peut-être aussi un choix financier, Louis Janmot rencontrant quelques difficultés de cet ordre, d’autant qu’il ne trouve pas d’acquéreur pour le premier cycle du Poème.
A ce stade du chemin initiatique le héros a perdu son âme soeur et il chute dans le désespoir ; de là le doute, la fuite dans les plaisirs charnels et la souffrance. Le dénouement est heureux, quoique ambigu, puisqu’il retrouve sa bien aimée au ciel après s’être repenti de ses erreurs mais il lui faut redescendre sur terre et vivre dans la foi chrétienne. Ce n’est pas son heure.
La tonalité sombre du cycle résonne avec les tourments personnels de Louis Janmot qui a éprouvé de nombreux deuils et tourments.
Solitude, I
Au commencement du cycle, nous retrouvons le jeune homme dans une forêt obscure, profondément seul et perdu dans ses pensées ; le poème nous apprend qu’il médite sur la disparition brutale de sa bien aimée. On remarque d’ailleurs la présence symbolique d’une souche d’arbre sur la gauche du tableau. L’âme blessée est à l’image de son environnement. Mais à la différence de la nature qui se renouvelle au printemps l’homme ne peut pas revenir du royaume des morts. La communion avec la nature atteint ainsi ses limites car en son sein « rien ne révèle une âme et le coeur est absent ».
Vents gémissants
à travers les forêts,
Savez-vous donc
nos douloureux secrets,
Pour y mêler votre plainte infinie,
Pour savoir mesurer,
quand le bonheur a fui,
Vos caresses d’hier à nos pleurs d’aujourd’hui ?
Seriez-vous donc pour nous,
comme les chœurs antiques,
Des humaines douleurs
l’écho compatissant ?
Mais non ! dans vos accents
ou joyeux ou tragiques,
Rien ne révèle une âme
et le cœur est absent.
Solitude, I, Poème de l’âme, Louis Janmot, 1861, Texte extrait du Poème de l’âme, cycle 2, I
L'infini, II
L’espoir fait à nouveau vibrer notre héros au travers du sentiment d’infini qui lui rappelle que le divin n’est jamais tout à fait éloigné de l’âme humaine. Il se demande si les astres sont concernés par la douleur et la condition humaine. Avant de constater encore une fois le silence profond de la nature au-delà des apparences.
« Plainte et fureur, ô flots, ne sont que vain fracas : Vous êtes déchirés, mais vous ne souffrez pas. »
L’homme lui, doit se débattre avec son esprit et son coeur, cause de toutes ses souffrances.
« Mais pour réaliser leur rêve, Souffrent et s’agitent sans trêve, La pensée, aigle au vol à l’étroit ici-bas, Le cœur, vaste Océan qui ne se calme pas. »
Mais une puissance divine
M’attire et m’enivre à la fois ;
Elle soulève ma poitrine
Et fait trembler ma voix :
Je sens une sève nouvelle
Et de la vie universelle
Les flots tumultueux
et confus et divers :
Rien ne m’est étranger
dans ce vaste univers.
L’infini, II, Poème de l’âme, Louis Janmot, 1861. Texte extrait du Poème de l’âme, cycle 2, II
Rêve de Feu, III
Rêve de Feu est un tableau d’une grande sensualité qui contraste avec le premier cycle, en particulier avec le repos angélique de l’Echelle d’Or. Goûtant à nouveau au plaisir d’une sieste, le héros est ici transporté dans un rêve voluptueux ; un rêve peuplé de jeunes filles splendides, sensuelles, occupées à cueillir des roses et des lys. Une muse se penche sur lui, telle une Eve au jardin d’Eden. Au moment où il se sent profondément attiré par la beauté de cette jeune fille, la vision s’évanouit.
« Elle s’approche encore, je respirais à peine, Sa bouche rose souriait ; Comme un parfum vivant je sentais son haleine. Un feu dévorant m’enivrait, Ma main frémissante s’avance Sur son épaule nue et son col incliné, Les atteint… tout-à-coup le rêve est terminé : La réalité recommence. »
Ombre et lumière
font échange de caresses
Sur les cous et les seins neigeux,
La brise avec amour
fait ondoyer en tresses
L’or ou l’ébène des cheveux.
Sans voix, sans mouvement,
sans geste,
Je n’osais me montrer
et ne voulais pas fuir
Dans la crainte où j’étais
de faire évanouir
La vision toute céleste.
Rêve de feu, III, Poème de l’âme, Louis Janmot, 1861. Texte extrait du Poème de l’âme, cycle 2, III
Amour, IV
La vision rêvée de l’âme soeur disparue se matérialise dans ce tableau. Cette fois l’amour prend corps dans le charnel ; le poème décrit toute la beauté de l’être aimé mais il exprime aussi déjà à demi mots la crainte de la perte ; le regard absent de la jeune femme marque une forme de détachement. L’amour physique est de courte durée.
Oui c’est toi que j’avais rêvée,
Qu’avant de connaître j’aimais,
Dont l’image en mon cœur gravée
Ne devait s’effacer jamais.
…
Ton regard si profond, si doux,
Me sourit comme un jour de fête ;
Arrêté longuement sur moi,
Il m’enveloppe et me caresse ;
Viens, que sur mon cœur je te presse :
Je ne sais plus vivre qu’en toi.
Amour, IV, Poème de l’âme, Louis Janmot,1861. Texte extrait du Poème de l’âme, cycle 2, IV
Adieu, V
Le héros craignait la perte. Elle se réalise à l’acte V. La jeune femme s’envole sur un nuage tandis que son amant la supplie de rester, mais elle ne le regarde pas. Donner à voir ainsi une rupture brutale et douloureuse, est-ce pour nous rappeler que la perte de l’amour est le lieu des plus grandes souffrances ? A gauche du jeune homme, une fleur de lys flétrie, tête pendante. Est-ce pour nous dire aussi que l’amour charnel est inconstant, décevant, illusoire ?
Quoi déjà vous fuyez,
et pour toute réponse,
Pour ce bonheur si grand,
mais qui dura si peu,
Sans détour, sans pitié,
votre bouche prononce
Ce mot cruel : adieu !
…
Peut-être voulez-vous,
pour un temps que j’ignore,
Me laissant aux chagrins
qui doivent m’abreuver
Peut-être, afin de mieux
vous mériter encore,
Voulez-vous m’éprouver.
Adieu, V, Poème de l’âme, Louis Janmot,1861. Texte extrait du Poème de l’âme, cycle 2, V
Le doute, VI
C’est parce qu’il a le coeur meurtri que le héros entreprend un voyage qui prend les allures d’une quête ésotérique. La quête du bonheur passe aussi par le doute. Questionner son rapport à l’existence, l’amour, la foi, la science, la destinée. C’est ce qu’il annonce déjà dans l’acte d’Adieu.
« Après ces grands travaux, et l’épreuve accomplie, Pourrai-je retrouver cet amour que je perds,
Qui seul peut compenser ou faire qu’on oublie Les maux longtemps soufferts ! »
Le paysage dans lequel le personnage évolue est désolant, à l’image de son âme tourmentée qui se dit que la science ne donne pas la clé du bonheur. Cette âme pressent que le bonheur réside plutôt en l’harmonie et l’amour.
« Rien du bonheur ne nous donne la loi ; Lui seul absent, qu’importe tout le reste !
…
Entasser les trésors de l’art, de la science : Tout cela ne vaut pas un atome d’amour. »
Tout est obscur avant,
tout est obscur après ;
Tout nous échappe et fuit,
jusqu’au présent lui-même.
Pourquoi sommes-nous bons
ou sommes-nous mauvais ?
Le grain doit-il au sol,
à la main qui le sème,
Au hasard, ce qu’il est ?
Le saurons-nous jamais ?
Le Doute, VI, Poème de l’âme, Louis Janmot, 1861. Texte extrait du Poème de l’âme, cycle 2, VI
C’est cette absence d’amour qui rend la nature hostile. Le poète évoque des « cieux sans lumières », des « abîmes escarpés », des « pics orgueilleux ». Il parle aussi d’une « terre implacable et dure » qui renferme en son sein tous les amours disparus. Ainsi le coeur est « sans cesse tourmenté par la double torture, De perdre ceux qu’il aime ou de ne point aimer. »
Le héros doute et questionne la Terre : d’où venons-nous ? Où allons-nous ? Allons-nous retrouver nos amours perdus ? Faut-il perdre la foi ? Il se surprend à demander à la terre un indice pour mieux cerner l’issue de la route afin de raffermir sa foi.
La réponse est implacable, seul l’homme dispose d’un libre-arbitre. Tout le reste qui se trouve bien en dessous de lui suit une loi tout en ignorant qu’il suit une loi.
"Hors ce côté cruel, tout le reste est mystère :
Les morts interrogés persistent à se taire ;
L'abime qui les cache à coup sûr est profond,
Nul ne sait quel il est, rien de ce qu'ils y font.
Depuis tant de mille ans que la mort nous moissonne,
Que devient sa récolte ? Eh quoi ! jamais personne.
Une fois n’a pu dire : Ami, reconnais-moi !
Comme autrefois je t'aime, ami, je pense à toi !"
Extrait du Poème de l'âme, Sans Dieu, IX
L'esprit du mal, VII
Au cours de sa quête, le héros explore les profondeurs du monde terrestre. Sous l’influence d’un démon murmurant à son oreille, il s’apprête à goûter aux sept péchés capitaux inscrits dans la Bible : l’envie, la colère, l’avarice, la luxure, la gourmandise, la paresse, l’orgueil.
Le poème s’amuse à justifier ces vices en évoquant la loi naturelle du plus fort, l’abondance de la nourriture terrestre, la nécessité de lutter pour sa survie. C’est avec beaucoup d’ironie que Janmot dénonce l’indécence permise par le cynisme.
« Autour de toi regarde, et lis dans la nature : Le plus faible au plus fort sert toujours de pâture !
C’est la loi de ce monde, où tout est si bien fait, Qu’un carnage incessant n’est que l’ordre parfait. »
Si tu veux que ta part soit sûre, grasse et bonne,
Néglige tout moyen, hors un seul qui suffit :
Songe d’abord à toi, sans songer à personne ;
Sois riche, et l’univers travaille à ton profit.
Bien ou mal, faux ou vrai,
tout cela s’interprète À volonté,
se cote et se vend et s’achète.
Rois et dieux sont tombés ;
un seul résiste encor
Plus puissant que jamais.
Ce roi, ce dieu, c’est l’or !
L’Esprit du Mal, VII, Poème de l’âme, Louis Janmot, 1861. Texte extrait du Poème de l’âme, cycle 2, VII
L'orgie, VIII
Le jeune homme se retrouve au coeur d’un Banquet en compagnie de jolies femmes charmeuses et enivrées. Certaines ont déclaré forfait, endormies ou inconcientes. Notre héros danse avec l’une d’elle et lève sa coupe en chantant à la gloire de l’instant présent. « Que le jour tombe ou qu’il renaisse, Dansons, chantons, le verre en main, Et, sans songer au lendemain, Profitons de notre jeunesse. »
L‘atmosphère rappelle les fêtes de Bacchus de l’Antiquité gréco-romaine. Une référence à Jupiter, Bacchus et Vénus dans un vers du poème est reprise en image par la présence des deux statues de part et d’autre du Banquet.
Louis Janmot parle de transmission et des « beaux jours de la Renaissance », de ses effets sur les esprits aux XVIIIe et XIXe siècle. Ce n’est pas sans une certaine amertume qu’il évoque le recul de la religion et la primauté de la raison sur la foi dans la marche vers le progrès humain.
« Pour célébrer cette victoire, Nous n’avons pas besoin des dieux, Car, pour être aussi puissants qu’eux, Il suffit de ne pas y croire. Tous les cultes sont abrogés, Article libéral unique.
Par amour pour la paix publique, Les opposants sont égorgés. Savoir, prospérité, richesse, Comme un fleuve coulent sans cesse En noyant tous les préjugés.
Des superstitions d’un autre âge Nous n’avons plus l’épouvantail ; La science est au gouvernail : Nous ne craignons plus le naufrage. »
Louis Janmot condamne bien évidemment cette Orgie. Pour lui c’est une allégorie de la décadence.
Qu’importent les rébus profonds
Dont la métaphysique abonde !
Ces grands secrets d’un autre monde
Ne sont que de vaines chansons.
Les nôtres sont bien plus de mise,
Puisqu’il n’est de terre promise,
Que celle dont nous jouissons.
L’Orgie, VIII, Poème de l’âme, Louis Janmot, 1867 Texte extrait du Poème de l’âme, cycle 2, VIII
Sans Dieu, IX
Le héros est ici très mal en point. Il s’est assis sur une souche d’arbre tout aussi desséchée que lui. Tous les éléments du tableau subissent une perte d’énergie vitale. Au sol, repose l’Evangile, écrasé par le pied ; geste fort qui exprime le rejet de la foi. La perte de sens est totale et le désespoir cataclysmique. Le poète parle d’un « monde odieux et étrange ». Le mode de l’être de l’homme, défini par sa conscience réflexive, est écartelé entre deux pôles, l’ange et la plante.
« Qu’y faisons-nous vraiment ? Pour la brute et pour l’ange L’être se comprendrait »
L’ange, « pur esprit », ne connaît pas les lois de la matière et du temps ; au contraire la plante (ou la brute) est purement guidée par l’instinct et dispose d’un don : « C’est de ne pas chercher ce qu’il faut qu’elle ignore. »
Pour nous, tout est obscur,
changeant et périlleux :
Le long d’un précipice,
un bandeau sur les yeux,
Un boulet à nos pieds,
et scrutant des énigmes,
Nous suivons les sentiers
voisins des hautes cimes.
Bientôt le voyageur,
ou sage ou mécréant,
Culbute, quel qu’il soit,
dans le fossé béant
Où la place est pour tous également petite.
Il médite à loisir,
si tant est qu’il médite,
Sur l’immense inconnu,
pendant que, fait certain,
Son cadavre à ses vers
sert leur dernier festin.
Sans Dieu, IX, Poème de l’âme, Louis Janmot, 1867. Texte extrait du Poème de l’âme, cycle 2, IX
La condition humaine est singulièrement cruelle car nous avons conscience de la mort mais nous n’en savons rien. La mélancolie surgit comme une force obscure lorsque nous ressentons notre impuissance face à la séparation arbitraire avec les êtres que nous aimons.
« Si grand que fût ici-bas le lien, À peine est-il rompu, qu’il n’en reste plus rien. »
Impuissance aussi face à la destinée, peu importe les actions menées, bonnes ou mauvaises, la mort fauche quand elle le souhaite, sans d’autre loi que le caprice ou le hasard.
Le jeune homme sait que son coeur brisé ne pourra se réparer qu’avec l’énergie de l’amour.
« Le cœur au désespoir restait encor fermé. Plus l’amour le remplit, mieux il se sent armé.
Quand il croit au bonheur pour autrui, pour lui-même, Il est plus fort, plus large et plus grand, car il aime ; De ses puissants ressorts pas un seul n’est usé ; Il a tout ce qu’il faut pour être un jour brisé. Brisé, n’ayant plus rien qui l’entraîne ou le guide, Sans idéal, sans foi, sans amour, il est vide ; Il ne sait plus vouloir ; incapable d’effort, Sa liberté périt…. Mon cœur est-il donc mort ! »
Le Poème conclut que la raison ne peut rien faire au chagrin. C’est une forme de désillusion qui crée un supplice plus « amer » et plus « sombre ».
« J’ai suivi le grand nombre Et ne trouve partout qu’un désert sous mes pas. Le cœur a ses raisons que la raison n’a pas. Elle a beau l’exhorter à mieux voir, mieux connaître,
Faire sa part moins grande, à savoir se soumettre, À ces raisonnements pour pouvoir le plier,
Qu’elle lui donne au moins le pouvoir d’oublier ! »
Le Fantôme, X
C’est à ce moment précis que surgit une ombre fantomatique au loin. Cette ombre se rapproche et le presse de le suivre. De là va naître un mystérieux dialogue.
Le Voyageur
Parle plus clairement,
je suis las des énigmes.
À moins d’être un brigand,
voleur de grand chemin,
Qui craint d’être plus tard
connu de ses victimes,
On ne se cache pas ainsi
d’un être humain !
Le Fantôme
Être humain ! l’est-il bien,
s’il perd son libre arbitre,
Si, ne croyant à rien, à nulle vérité,
Il ne conserve plus ombre de liberté ?
Être humain !
es-tu sûr d’en mériter le titre ?
Le Voyageur
Que vous importe en somme,
et qu’il soit mal ou bien
De vous déplaire ou non,
vous, vous ne savez rien
De ce qu’au fond je suis ;
le sais-je bien moi-même !
Le fantôme, X, Poème de l’âme, Louis Janmot, 1867. Texte extrait du Poème de l’âme, cycle 2, X
Chute fatale, XI
L’identité du fantôme est révélée, il s’agit de la Fatalité. A droite nous avons l’allégorie de la matérialité, à gauche celle de la révolte, au fond une ville en feu ; peut-être un écho à la Guerre de la Commune de Paris de 1871.
Au premier plan le héros chute à la renverse dans un gouffre. La symbolique est puissamment politique ; les vers du Poème accentuent cet effroi face au progrès de la Raison et du matérialisme. La raison apparaît comme « une déesse » qui veut « régner sur les autels » , elle manifeste de l’intolérance à l’égard des cultes ; la religion chrétienne est durement éprouvée, la monarchie sapée dans ses fondements. En fait, la menace est imminente : la IIIe République s’apprête à être instaurée.
La Révolte
Avec un seul mot je soulève
Les masses au cœur indompté :
Ce mot, plus puissant que le glaive,
Est celui de la liberté.
Elles ont demandé justice,
Et le sang par elles versé
Doit consolider l’édifice
Depuis trois siècles commencé.
Le Dogme, épave mutilée,
Ne peut plus se tenir debout,
Et, dès la première mêlée,
Il recevra le dernier coup.
Chute fatale, XI, Poème de l’âme, Louis Janmot, 1872. Texte extrait du Poème de l’âme, cycle 2, XI
Inspirations philosophiques, spirituelles et littéraires
Louis Janmot apprécie les poésies philosophiques et épiques. La Chute d’un Ange d’Alphonse de Lamartine (1838), La Divine Epopée d’Alexandre Soumet (1840), La Divine Comédie de Dante (1303-1321), Le Paradis Perdu de John Milton (1667)…
Il admire beaucoup William Blake avec qui il partage de nombreuses thématiques. Les Chants d’Innocence et les Chants d’Expérience sont des poèmes illustrés qui parlent aussi de deux enfants joyeux et purs qui seront éprouvés par l’expérience de la souffrance.
Le Supplice de Mezence, XII
A l’issue de sa chute au tableau XII, l’homme se retrouve enchainé au cadavre de sa bien aimée, un symbole de la douleur psychique éprouvée par l’absence. Les traits de son visage sont marqués par l’angoisse ; sa chute est qualifiée de « lutte sans espoir ».
« Ce cadavre de femme épouvante ma vue. Par quel raffinement de torture inconnue, Sommes-nous tous les deux unis par ces liens ? »
Ah ! qu’il me tarde donc
de revoir le matin !
Que dis-je ?
Cette nuit aura-t-elle une fin !
Sais-je donc où je suis
pour attendre une aurore ;
Du monde des vivants
fais-je partie encore ?
Le supplice, le lieu,
tout ne me dit-il pas
Que je suis enfoncé
dans un de ces abimes
Où nous devons trouver,
après notre trépas,
Le châtiment promis
des fautes et des crimes ?
Non ! non ! il n’est pas vrai que les morts souffrent tant !
Non, non, cela n’est pas,
cela ne peut pas être.
Quel frisson de terreur
fait trembler tout mon être !
Grand Dieu, je souffre trop
pour n’être pas vivant.
Le supplice de Mezence, XII, Poème de l’âme, Louis Janmot, 1877. Texte extrait du Poème de l’âme, cycle 2, XII
Les générations du mal, XIII
Il s’agit d’une composition fort bien menée pour condamner le matérialisme sous divers aspects. Ce tableau contient beaucoup de symbolique.
Nous retrouvons la Fatalité, assise sur un sphinx et tenant un crâne.
« Faut-il, pour pénétrer la destinée humaine, Interroger le Sphynx, cet éternel muet,
De notre sort futur, néant, amour ou haine, Gardant bien le secret. »
Au centre, le héros est au plus mal, toujours enchainé à sa défunte amante. A gauche un savant se regarde dans un miroir tout en tenant la tête d’un singe. Janmot exprime ici son désaccord avec la théorie de Charles Darwin sur l’évolution des espèces : l’homme ne descend pas du singe.
Au plan supérieur, des femmes à moitié dénudées forment une ronde, la ronde des sept vices.
« Faut-il par la science, arrachant le mystère, Où depuis si longtemps se sont cachés les dieux, Conquérir le pouvoir de braver leur colère, Ou de se passer d’eux ? »
Mortels, venez,
chantez en chœur ;
Mêlés à la joyeuse ronde,
N’attendez rien d’un autre monde,
Plus mauvais, égal ou meilleur.
Des maux dont vous seriez la proie,
Par nous vous êtes préservés :
S’il vous reste encor quelque joie,
C’est à nous que vous la devez.
Les Générations du mal, XIII, Poème de l’âme, Louis Janmot, 1877-1879. Texte extrait du Poème de l’âme, cycle 2, XIII
Intercession maternelle, XIV
Ce tableau annonce la résolution du parcours initiatique ; un retour plein et entier à la foi religieuse avec un hommage appuyé au culte de la Vierge. Le héros s’en remet à la prière pour que le Ciel lui vienne en aide. Au plan supérieur, sa mère et une Vierge relaient le message de sorte que sa bien aimée défunte est escortée pour le secourir.
Aveugle comme ceux
que la révolte tente,
Et qui vont jusqu’au bout
par dépit ou fierté, Il a roulé meurtri sur la fatale pente,
Où ne s’arrête plus l’être sans liberté.
Et, vision d’horreur
qui me glace et me navre,
Ce germe de la mort,
grandi, déifié,
Apparaît maintenant
sous les traits d’un cadavre,
Qu’il va traînant partout
par des chaînes lié.
Intercession maternelle, XIV, Poème de l’âme, Louis Janmot, 1878-79. Texte extrait du Poème de l’âme, cycle 2, XIV
La Délivrance, XV
La Délivrance consacre la victoire définitive de la foi chrétienne. C’est un nouveau cri de Janmot contre la IIIe république. Un ange foule du pied un cadavre symbolisant le paganisme. La science trône à droite, la loi divine à gauche. Janmot recherche plus que jamais un accord entre la science et la foi.
Dans le poème, la Science dit chercher une lumière, un « révélateur », celle du Créateur, dans chaque élément d’étude, et par ses classements, elle les ramène à « la grande loi d’unité ».
La Science
Mais que servira-t-il
d’accroitre ma puissance,
De me rendre vainqueur
de l’espace et du temps,
Si rien de plus ne vient ranimer l’espérance
Et l’amour et la foi dans les biens que j’attends ?
Sous la main qui créa
le mouvement, la force,
Sans lesquels rien ne fut,
n’est, ni sera jamais,
La science et la foi,
renonçant au divorce,
S’unissent enfin dans la paix.
La délivrance, XV, Poème de l’âme, Louis Janmot, 1872. Texte extrait du Poème de l’âme XV
Sursum Corda, XVI
Ô paroles de foi, d’amour
et d’espérance,
Oui je vous reconnais ;
je sais d’où vous venez,
Ce que vous promettez
et ce que vous donnez.
Je l’avais su naguère
aux jours de mon enfance,
De ma jeunesse heureuse…
Ah quel âpre chemin
Attend celui qui perd
votre flambeau divin ;
…
Notre raison, sans vous,
c’est le désert de glace
Où nul sentier ne guide,
où séjourne la nuit
Sursum Corda, XVI, Poème de l’âme, Louis Janmot. Texte extrait du Poème de l’âme XVI
Le Musée d’Orsay peut à nouveau se féliciter d’avoir organisé une très belle exposition qui nous propose un autre éclairage sur le XIXe siècle, époque fascinante à plus d’un titre.
Louis Janmot est à l’image de son siècle, branlant, tourmenté, romantique, en puissante métamorphose. Son Poème dit cela. Il dit aussi que son auteur ne peut se contenter de « se raisonner » pour vivre mais qu’il aspire irrésistiblement à la foi qui le console. Engagé contre la laïcité obligatoire, il préfèrerait que l’enseignement reste libre d’être religieux.
Au-delà de l’engagement politique et religieux personnel, l’oeuvre en question, comme toute oeuvre initiatique, parle à l’esprit, à l’âme et au coeur de quiconque, qui saura l’interpréter, avec ses mots, son univers propre, sa spiritualité intime. En cela, c’est une oeuvre forte qui ne laisse pas indifférent ; elle suscite la rencontre avec soi-même, les autres et l’univers.
Pour aller plus loin :
Le texte du Poème de l’âme se trouve en intégralité sur le site du Musée d’Orsay.
Le catalogue de l’exposition
Conférence inaugurale de l’exposition Louis Janmot
Correspondance artistique de Louis Janmot sur le site de Classiques Garnier, 2 tomes.
Très beau travail sur une personnalité méconnue peintre, poète artiste hors norme.
J’ai lu ce reportage comme un roman, je vous invite à faire comme moi.
Félicitations.